LES ETUDES MONGOLES EN FRANCE
Introduction :
Madame Charleux, merci d’avoir accepté notre invitation de partager votre expertise et expérience au sujet des études mongoles en France. Vous êtes Docteur en histoire de l’art (Paris IV-Sorbonne, 1998), spécialiste de la culture matérielle de la Mongolie méridionale et de la Mongolie : plus précisément, l’architecture monastique, les portraits de Chinggis Khaan, le patrimoine immatériel et des pèlerinages mongols parmi d’autres. Actuellement, vous êtes directrice de recherche au Centre national de la recherche scientifique, plus connu sous son sigle CNRS, qui est le plus grand organisme public français de recherche scientifique. Vous étiez présidente de la Société des études mongoles et sibériennes (SEMS) de septembre 2019 à décembre 2023. SEMS présente des séminaires mensuels et publie la revue des Études mongoles et sibériennes, centrasiatiques et tibétaines (EMSCAT).
A.J. : Pourriez-vous parler du rôle de EMSCAT dans l’Exposition de Chinggis Khaan au Musée d’histoire de Nantes dévoilée le 14 octobre, 2023 jusqu’au 5 mai 2024 ? D’après l’information sur le site officiel du Château des ducs de Bretagne, « Cette exposition est la première en France consacrée à l’un des plus grands conquérants de l’Histoire : Gengis Khan. » C’est l’une des expositions de haute importance pour la culture mongole à l’étranger. Nous l’avons attendu avec beaucoup d’anticipation depuis quelques années, suite à la tentative d’intervention de la part du gouvernement chinois et puis la Covid.
I.C. : D’abord, il ne s’agit pas de la première exposition en France sur la Mongolie ; dès 1979 ont été exposées 184 peintures mongoles modernes au Musée Cernuschi à Paris ; puis en 1983, des objets ethnographiques au musée de l’Homme, et en 1993-1994 a été montée au musée des arts asiatiques Guimet la première grande exposition d’art bouddhique mongol en Europe, « Trésors de Mongolie ». Cette exposition qui présentait l’art de Zanabazar et l’art d’Ikh Khüree a eu un succès notable.
En 2000, pour sa réouverture après rénovation, le musée Guimet a aussi présenté des artefacts de Mongolie (L’Asie des steppes, d’Alexandre le Grand à Gengis Khan), notamment des pièces de Gol Mod fouillées par la Mission archéologique française en Mongolie.
L’exposition « Gengis Khan : Comment les Mongols ont changé le monde » qui s’est tenue à Nantes en 2023-2024 est notamment le résultat de la collaboration avec le Musée Chingis Khan récemment ouvert à Ulaanbaatar. Bien que j’aie été consultée au tout début de son organisation en 2020, c’est Marie Favereau, spécialiste de la Horde d’Or, qui en a été le principal commissaire scientifique, avec Jean-Paul Desroches, ancien directeur de la Mission archéologique et ancien conservateur au Musée Guimet, avec Bertrand Guillet, le directeur du musée des Ducs de Bretagne. M. Favereau a organisé un colloque sur la Mongolie médiévale lors de l’inauguration de l’exposition en octobre 2023. Ma participation s’est limitée à des conseils, une conférence et un article dans le catalogue (Les Mongols et le monde, 2023).
C’est effectivement une des expositions de haute importance pour la culture mongole à l’étranger ; malgré sa taille relativement modeste elle a eu un succès considérable, tant auprès du grand public que des spécialistes, et nombre de mes collègues sont venus d’Europe et même du Canada pour la visiter. L’association Routes Nomades, fondée par Johanni Curtet (chanteur et spécialiste de khömii), a organisé de nombreux événements en parallèle de l’exposition (concerts, films, conférences etc.). Les 20 et 21 avril 2024 s’est tenu un Naadam dans la cour du château, en lien avec l’exposition, et 350 Mongols étaient présents.
France Info a fait un reportage sur l’événement, “Voir cette culture en vrai, c’est impressionnant,” l’exposition sur Gengis Khan et la culture mongole bat son plein à Nantes. Lors de ce Naadam j’y ai présenté les études mongoles en France. Nous sommes donc tous ravis du succès de cette exposition qui s’apprête à voyager à Ulaanbaatar, puis sans doute ailleurs en Europe (République tchèque entre autres).
A.J. : Vous avez recherché et écrit des articles fascinants sur l’évolution de la perception et les portraits de Chinggis Khaan à travers l’histoire. En Asie centrale, Chinggis Khaan est révéré. Au présent, son portrait à Taipei est le plus connu chez nous en Mongolie, car il est imprimé sur nos billets de banques. Pourtant, dans le reste du monde un stéréotype d’un conquérant impitoyable et sanguinaire de Chinggis Khaan persiste. Dans l’Orphelin de Chine écrit par Voltaire en 1755, par exemple, il représente le malfaiteur, brute qui est atténué par l’intelligence civilisée des Chinois. S’il vous plaît, partagez les conclusions de votre recherche pour que nous puissions comprendre mieux.
I.C. : Pour résumer, des voyageurs dans l’empire mongol décrivent des statues en or du grand empereur, vénéré après sa mort, mais on ne sait pas si des portraits ont été réalisés de son vivant. Sous les Yuan, ce sont des peintures et surtout d’immenses broderies de soie (ch. kesi), très couteuses représentant les empereurs et leur impératrice, qui sont placées dans les grands monastères bouddhiques (les portraits conservés à Taipei en sont peut-être des esquisses). Après la chute des Yuan, les Huit Palais Blanc (naiman tsagaan ord) conservent les reliques de Gengis khan et des peintures. Jusque sous les Qing, les princes de la lignée gengiskhanide conservaient dans leur palais des portraits anciens. Étant vénéré comme un grand ancêtre par ses descendants (mais pas par le peuple mongol avant la fin du XIXe siècle), il était représenté comme un souverain divinisé assis sur un trône. La manière de représenter l’empereur-ancêtre mongol a même influencé la peinture des empereurs chinois des Ming. Plus tard, avec la conversion des Mongols au bouddhisme (XVIe-XVIIe siècle), Gengis khan a été intégré dans le panthéon bouddhique comme une émanation de Vajrapani (Ochirvaani), et représenté comme une divinité protectrice du Dharma bouddhique.
Quant à ses représentations en France, il est difficile de les isoler de ses représentations dans le reste de l’Europe car les images ont beaucoup circulé. L’image d’un conquérant impitoyable est tardive ; si à l’époque médiévale, on représente les armées « tartares » comme des conquérants barbares et cruels, Gengis khan est représenté comme un souverain à l’européenne (couronné, assis sur un trône et tenant des insignes de pouvoir) cf image ci-dessous du XVIIe-XVIIIe siècles. Au XVIIe siècle, les Européens étudient l’empire mongol à partir de sources arabes, persanes, puis chinoises et mandchoues afin de comprendre comment un « barbare » a pu bâtir le plus vaste empire eurasiatique : en fait Gengis khan est admiré, on cherche à comprendre. Sa représentation, très imaginaire, est celle d’un souverain ressemblant à un Ottoman. Au XVIIe siècle les Jésuites reproduisent des portraits qu’ils ont vus en Chine. En bref ce sont les armées mongoles qui sont représentées comme barbares, mais pas Gengis khan lui-même.
Au XIXe siècle, les voyageurs et les missionnaires chrétiens en Mongolie contrastent les Chinois civilisés mais rusés et fourbes, et les Mongols « simples, innocents », peuple qu’ils décrivent comme étant en déclin et dont ils remarquent la foi bouddhique. Mais les Russes critiquent fortement l’« asianisme » et le « joug tartare », construisant une image de souverain mongol despotique. Les relations politiques européo-chinoises et le développement de théories sur les races à l’époque coloniale européenne développent d’idée d’un « péril jaune » ; Chinois, Mandchous et Mongols sont considérés comme semblables. Les descriptions des « supplices chinois » sont reprises dans la littérature. L’image de Gengis khan armé, combattant, « barbare », avec un visage cruel est finalement tardive ; elle se répand au XXe siècle (avec la peur du péril jaune).
En 1990, les Mongols de Mongolie, qui viennent tout juste d’accéder à la démocratie, à la liberté de religion et de pensée, brandissaient le portrait de Gengis khan dans les manifestations pro-démocratiques. Gengis khan est la principale figure identitaire mongole ; il devient alors le patriarche protecteur de la nation et on reconstitue ses étendards blancs et noirs. Au même moment, les Mongols constatent que la figure de Gengis khan est devenue positive à l’étranger : un article du Washington Post paru en 1990 (qui reprend d’ailleurs un portrait chinois de Gengis khan) le présente sous un jour positif comme l’inventeur de la globalisation.
Gommant la violence des conquêtes, les Mongols en font un homme de paix, qui a donné aux Mongols des lois et des traditions, renvoyant ainsi au monde l’image d’une Mongolie démocratique et pacifique. J’ai étudié les portraits qui se multiplient, surtout à partir du huit centenaire de l’empire en 2006, tant dans la sphère publique (ministères, universités, musées, statues sur les places publiques) que privées et religieuses (récupération par les bouddhistes et les chamanes). J’ai surtout souligné sa représentation en souverain, homme de loi (un livre ou un sceau à la main), entre ses deux étendards ; il n’est quasiment jamais armé et rarement à cheval : c’est un homme de paix, un patriarche bienveillant, qui veille sur le peuple mongol. Sa figure est donc divinisée, objet à la fois d’un culte d’État et d’un culte populaire. Les bouddhistes le représentent en incarnation de Vajrapani (Ochirvaani).
Mais il est aussi « récupéré » en R.P. Chine (comme un empereur « chinois » [ancêtre d’une dynastie ayant régné sur la Chine]), en Bouriatie et même au Kazakhstan. Seulement en 2019, Gengis khan et l’empire mongol sont à nouveau bannis des manuels d’histoire et des musées chinois. La Chine cherche à détruire l’identité et la culture de ses « minorités ethniques » pour mieux les acculturer, et remplace les empires mongols par la « civilisation de la steppe » qui fait pleinement partie de la civilisation chinoise.
Nicolas II de Larmessin, Les augustes représentations de tous les rois de France, depuis Pharamond jusqu’à Louis XIV,… avec un abrégé historique sous chacun, contenant leurs naissances, inclinations et actions plus remarquables pendant leurs règnes, 1690. / Gallica.bnf.fr
Pierre Duflos, Recueil d’estampes, représentant les grades, les rangs & les dignités, suivant le costume de toutes les nations existantes ; avec des explications historiques, & la vie abrégée des grands hommes qui ont illustré les dignités dont ils étoient décorés…, 1780. / Gallica.bnf.fr
A.J. : S’il vous plaît, parlez des institutions que vous représentez pour nos lectrices et lecteurs. Est-ce que c’est possible de comparer le Centre national de la recherche scientifique à l’Académie des Sciences Mongole comme organisme gouvernemental ? Le Centre des Études Mongoles et Sibériennes est une filiale du Groupe de Sociologie des religions et de la Laïcité qui est une des centaines d’agences du CNRS, est-ce que c’est à peu près juste ? Est-ce que les activités de votre organisation sont avancées en tandem avec les objectives de la politique étrangère de la France ? Qu’est-ce qui distingue votre centre de recherche des autres ?
I.C. : La structure de la recherche est complexe en France. Le CNRS est une institution de type « socialiste » fondée en 1939 qui peut se comparer aux Académies des Sciences des pays communistes (Mongolie, mais aussi URSS, Chine…). En Occident, c’est encore une des rares institutions intégralement dédiées à la recherche (par exemple aux Etats-Unis, quasiment tous les chercheurs ont une lourde charge d’enseignement, ce qui n’est pas le cas au CNRS). Le CNRS rassemble 32 000 chercheurs, une majorité en sciences « dures » et nous ne sommes que 3 chercheurs sur la Mongolie au CNRS – les autres mongolisants enseignent à l’université.
Le Centre d’études mongoles et sibériennes est un petit centre de recherche qui malheureusement aujourd’hui ne fonctionne plus que comme une bibliothèque. En 1969, après son séjour en Mongolie (1967) et la création d’un enseignement de langues à l’Institut national des langues et civilisations orientales, Roberte Hamayon, chercheure au CNRS, fonde le CEMS. Le CEMS est d’abord attaché à l’Université de Paris-Nanterre, puis en 2002 à l’École pratique des Hautes Études (EPHE), université de 3e cycle très réputée (R. Hamayon y est recrutée en 1974).
A cette époque (et ce jusqu’en 2019), le CEMS, c’est une toute petite équipe, qui organise un séminaire, accueille les étudiants, édite la revue fondée en 1970 Cahiers d’études mongoles (aujourd’hui EMSCAT) ; mais en fait avant tout c’est une bibliothèque constituée d’environ 6000 ouvrages (en mongol ancien et cyrillique, russe, français etc.). Ce sont les chercheurs eux-mêmes qui ont acheté ces livres lors de leurs missions. R. Hamayon et son équipe ont commencé un grand projet de dictionnaire avec les savants mongols venus enseigner en France. Le projet de dictionnaire mongol-français continue aujourd’hui à Ulaanbaatar.
En 2019, lorsque l’EPHE déménage sur le nouveau Campus Condorcet au nord de Paris, la bibliothèque du CEMS rejoint l’immense bibliothèque de sciences humaines et sociales, l’Humathèque, sur le campus.
Nous sommes un petit groupe sur le campus, au laboratoire Groupe Sociétés, Religions, Laïcités, à côté de la bibliothèque, à faire vivre les études mongoles. Aujourd’hui le CEMS n’a plus vraiment d’existence mais nous sommes en train de reformer un réseau des études mongoles, avec une quarantaine de chercheurs et doctorants rattachés à plusieurs universités de Paris et de régions ; nous nous réunissons au séminaire bimensuel (au GSRL sur le campus) et lors de colloques et journées d’études. Nous projetons d’organiser un colloque européen d’études mongoles. Nous travaillons étroitement avec l’INALCO (qui forme les étudiants et a une coopération avec la MUIS et la SUIS), avec la Société des études mongoles et sibériennes, et avec l’Ambassade de Mongole en France. Enfin la revue EMSCAT publie des articles en français et en anglais sur des sujets variés, et nous publions des articles traduits du mongol. Nous souhaitons recevoir en France plus de chercheurs mongols.
Nous invitons souvent des chercheurs mongols à des colloques et workshops en France, mais nos budgets de recherche sont limités, et malheureusement la politique actuelle « anti-migratoire » refuse fréquemment les visas. En revanche nous accueillons souvent des Mongols qui vivent en Europe.
Ce qui m’a d’abord attirée, c’est l’innovation l’inventivité des constructions. Les Mongols avaient peu de tradition architecturale antérieure ; ont emprunté à l’architecture tibétaine, à l’architecture chinoise et ont conçu des architectures tout à fait nouvelles ; en plus chaque monastère est différent. Ils ont construit avec les matériaux qu’ils avaient, ont rajouté des décors, mélangé ou superposé les styles, c’est absolument remarquable.
A.J. : La visite du Président de la France en Mongolie l’année dernière a été un événement signifiant dans la relation des deux pays. Suite à la visite, est-ce que vous avez repéré de nouvelles routes ou directions de collaboration concernant les études mongoles ?
I.C. : Nous avons été un petit groupe de chercheurs invités à l’Élysée et avons eu l’occasion de rencontrer le président mongol et son épouse, les Ministres de la Culture et des Affaires Étrangères et d’autres politiciens mongols. Mais la rencontre était avant tout politique et économique (signature d’un traité sur l’exploitation d’uranium) et n’a pas débouché sur des projets académiques. En fait nos collaborations avec des chercheurs mongols sont déconnectés de la politique.
A.J. : Quelles sont les réalisations et collaborations récentes de CNRS avec la Mongolie ?
I.C. : C’est surtout la Mission archéologique française en Mongolie qui a des coopérations internationales avec la Mongolie (fouilles actuelles dans l’Altaï), et j’ai moi-même travaillé pour la “Monaco-Mongolian Joint Expedition” en Arkhangai. Dans le domaine du pastoralisme nomade, l’archéologue Antoine Zazzo dirige le projet ANR (Agence Nationale de la Recherche) « Le cheval et l’émergence du pastoralisme nomade dans les steppes orientales – MOBISTEPPE, auquel participe aussi Charlotte Marchina.
La France a des partenariats de recherche avec plusieurs pays d’Europe et d’Amérique, mais malheureusement il n’existe à l’heure actuelle pas de programme de recherche bilatéral avec la Mongolie en dehors de l’archéologie. Nous avons cependant de nombreuses relations individuelles avec des chercheurs mongols. Et nous avons récemment travaillé avec des Américains (université Berkeley en 2019, projet “Points of Transition: Ovoo and the ritual remaking of religious, ecological, and historical politics in Inner Asia”), les Coréens (Université nationale Chungnam, projet “Mongol studies at the Crossroads: Korean-French Perspectives”); les Anglais (MIASU de Cambridge, colloque “Distance and speed: Rethinking the imaginative potential of pace and velocity in Inner Asia”, 2019).
A.J. : Il me semble que le gouvernement chinois dépense de l’argent à la recherche scientifique, tandis que le nôtre ne le fait pas assez, d’où le manque de collaboration abondante entre les chercheurs mongols et français. Les scientifiques mongols ne sont pas encouragés financièrement par le gouvernement pour continuer à long terme leur travail.
I.C. : Nous aimerions surtout que le gouvernement français investisse dans les recherches sur la Mongolie, mais les budgets les plus importants sont alloués aux sciences dures. Nous sommes encouragés à déposer des projets interdisciplinaires entre sciences humaines et sciences dures : pour l’instant ceux-ci ne concernent que l’archéologie et l’environnement.
Nous sommes par ailleurs encouragés à déposer des projets français de type ANR (Agence nationale de la recherche) et européens (ERC), mais ils sont très concurrentiels et privilégient aussi des thèmes à la mode, et comme je le dis ci-dessus, il existe des programmes bilatéraux entre la France et des pays comme l’Allemagne ou le Brésil, mais pas encore pour la Mongolie. Enfin les ambassades de Mongolie dans les anciens pays de l’est (Pologne, Hongrie) ont des financements pour la recherche grâce à leurs relations historiques (et parfois économiques), mais ce n’est pas le cas de l’Ambassade de Mongolie en France. Le projet que j’ai tenté de monter (mais pas obtenu) avec la Corée du Sud devait inclure la MUIS. Mais nous continuons à chercher des financements !
Anonymous, Gate of the Green Palace, winter residence of the Bogd Khan, Ulaanbaatar, Mongolia, 2006. / Commons.wikimedia.org
La méthodologie de recherche scientifique
A.J. : Qu’est-ce qui distingue la méthode de recherche française de la recherche mongole ou celle des pays anglophones ?
I.C. : En France, les spécialistes de la Mongolie sont surtout des anthropologues, des archéologues et des historiens ; il y a également quelques spécialistes d’autres disciplines (histoire de l’art, sociologie, sciences politiques, linguistique, droit…) ; certaines disciplines sont absentes (comme la littérature). La raison en est historique ; R. Hamayon par exemple a formé beaucoup d’anthropologues.
Nous avons une tradition de recherche assez distincte de nos voisins et héritée des Lumières, privilégiant l’observation et le raisonnement logique, et les études longues. En France, les doctorants font une thèse en 5, 6 voire 10 ans ! et surtout ils passent du temps sur le terrain. Les anthropologues passent plus d’un an en « immersion » en Mongolie, souvent dans une famille d’éleveurs à la campagne, à faire de « l’observation participante » ; certains apprennent (la danse, la cuisine, la couture, la garde des moutons etc.) comme des enfants ; avant tout ils observent, et plus tard, à partir de leurs observations, construisent un sujet de recherche. Les historiens commencent eux aussi par observer : ils construisent des corpus, des bases de données, comparent et contrastent différentes sources, et ensuite dégagent des questionnements. Les thèses peuvent attendre 500 à 1000 pages (la moyenne est plutôt autour de 300 aujourd’hui) ; elles présentent les matériaux rassemblés et ensuite les analysent.
Dans le monde anglo-saxon, on fait l’inverse ! les thèses sont courtes – 3 ans et autour de 200 pages ; le terrain est moins long ; les anthropologues participent souvent à des terrains collectifs et ne sont pas en immersion. Mais la principale différence est que les chercheurs anglo-saxons décident de leur problématique à l’avance : ils ont une idée de questions de recherche, et vont sur le terrain pour les vérifier. Alors qu’en France nous construisons nos questions de recherche, notre problématique après avoir rassemblé leurs données.
A.J. : Étant spécialiste en recherche de l’architecture monastique et des pèlerinages mongols, vous avez publié de nombreuses œuvres à ce sujet. Vous êtes une des rares chercheuses à travailler à la fois sur la Mongolie et la Mongolie-Intérieure. Qu’est-ce que vous attire dans ce travail ? Quelle(s) expérience(s) vous a marqué bien dans votre recherche ?
I.C. : Pour l’étude du bouddhisme et de sa culture matérielle, c’est essentiel, c’est la même culture (même si la politique Qing a distingué les deux régions). Ce qui m’a d’abord attirée, c’est l’innovation l’inventivité des constructions. Les Mongols avaient peu de tradition architecturale antérieure ; ont emprunté à l’architecture tibétaine, à l’architecture chinoise et ont conçu des architectures tout à fait nouvelles ; en plus chaque monastère est différent. Ils ont construit avec les matériaux qu’ils avaient, ont rajouté des décors, mélangé ou superposé les styles, c’est absolument remarquable. Les moines se sont formés au Tibet ; ont appris des charpentiers chinois ; ont inventé des styles dérivés de la ger. Malheureusement plus de 90% de ce patrimoine a été détruit, et il faut travailler avec des photographies et des témoignages anciens.
A cause des destructions, et du sentiment chez quelques Mongols que le bouddhisme est une religion étrangère, ou une tradition passée, les Mongols aujourd’hui ne se rendent pas compte de la richesse extraordinaire de ce patrimoine. Et ils ne savent plus le restaurer ; ils doivent faire appel à des Chinois, ou bien adoptent des techniques destructrices (je pense à une entreprise particulière qui utilise le bitume à la place de la terre battue pour les toitures en terrasse) et des matériaux modernes qui ne correspondent pas aux structures anciennes. Mon travail vise notamment à faire conscience de la richesse de ce patrimoine bâti.
A.J. : Est-ce que vous avez remarqué des différences entre l’approche à la préservation de l’héritage matériel et immatériel entre la Mongolie et la Mongolie méridionale ? Quelles sont vos observations du traitement de l’architecture et des objets historiques ? Chez nous, l’expertise de restauration est une science relativement récente bien que la tradition ménagère de préservation avec des éléments naturels soit longue. Par conséquent, nous subjuguons souvent des œuvres et des structures historiques au risque d’endommager et même ruiner.
I.C. : En Europe on a beaucoup évolué depuis le XIXe siècle sur la question de restauration du patrimoine matériel : on tente de restaurer à l’identique (avec matériaux et techniques d’époque) ou sinon de préserver en l’état et de montrer la différence entre ce qui est ancien et ce qui est reconstruit.
En Asie la conception du patrimoine et de « l’authenticité » est différente, on valorise plus le patrimoine immatériel, c’est-à-dire les artisans plus que les œuvres. De plus les communautés bouddhiques préfèrent les peintures neuves et les temples entiers (on ne vénère pas une statue de bouddha en partie détruite).
En Mongolie Intérieure, dans les années 2000 et 2010, les monastères ont reçu beaucoup d’argent des fidèles chinois pour restaurer les temples ; ils ont tout reconstruit de façon monumentale et tout brille ; on ne distingue plus ce qui est ancien. On peut parler de sur-restauration.
Par comparaison la Mongolie manque de moyens pour valoriser son patrimoine bouddhique – il faut voir aussi que les bâtiments se dégradent vite dans ce climat continental aux températures extrêmes. Des bâtiments restaurés dans les années 1990 sont aujourd’hui très dégradés, et on ne fait pas assez attention aux techniques et matériaux anciens. Il y a une exception : dans les années 1990, l’association Tibet Heritage Fund a restauré le monastère de Sangiin dalai hiid (province Ömnögovi) avec des techniques et matériaux d’époque. Récemment, la Mongolie a des partenariats avec la Corée du Sud et le Japon qui ont entrepris des études architecturales et des restaurations.
A.J. : Que souhaitez-vous de la part des collaborateurs mongols pour améliorer la recherche scientifique ?
I.C. : J’aimerais que notre revue EMSCAT publie plus de contributions de chercheurs mongols (en français et en anglais) et que certains de nos articles soient traduits en mongol et publiés en Mongolie. Si nos deux pays investissaient dans des projets scientifiques bilatéraux, nous aurions vraiment les moyens de travailler ensemble. Mais la France est un « petit » pays partenaire pour les Mongols actuellement, par rapport notamment au Japon et à la Corée du Sud, où de nombreux Mongols partent étudier et travailler.
A.J. : Quels sont vos besoins ? Que souhaiteriez-vous être plus disponible pour relever les défis auxquels vous êtes confrontés en ce moment ?
I.C. : J’aimerais que nos institutions, en particulier le CNRS, prenne conscience de l’importance de développer les sciences humaines et sociales et les coopérations avec la Mongolie. Par ailleurs il est aussi très important que nous développions les activités vers le grand public.
A.J. : Pourquoi les jeunes chercheurs français s’intéressent-ils à étudier la Mongolie en France ?
I.C. : Les Français aiment beaucoup voyager et sont les touristes européens les plus nombreux en Mongolie ; parmi les jeunes qui commencent le mongol chaque année à l’INALCO c’est souvent un coup de foudre pour le pays qui les a motivés à s’inscrire. Mais la langue est difficile à apprendre et plusieurs abandonnent en cours d’année ; en revanche quand ils ont l’occasion de continuer une partie de leur cursus à la MUIS, ils veulent souvent continuer dans la recherche et faire une thèse. C’est surtout l’anthropologie, la découverte de l’Autre qui les attire, ainsi que le chamanisme et les études environnementales. Actuellement, l’enseignement sur l’anthropologie religieuse de Grégory Delaplace et le mien sur les sites sacrés bouddhiques à l’École pratique des Hautes études attirent des étudiants en Master et en doctorat.
En revanche peu d’étudiants ont le courage de se lancer dans des études historiques nécessitant la maîtrise de l’écriture traditionnelle et au moins une autre langue de la région (chinois, russe, japonais…). Mais l’enseignement sur l’empire mongol de M. Favereau à Paris-Nanterre et l’exposition de Nantes peuvent susciter des vocations.
A.J. : Des conseils pour les jeunes chercheurs universitaires intéressés par la Mongolie en langue française ?
I.C. : Partir vivre plusieurs mois en Mongolie pour apprendre sérieusement la langue, et persévérer !
Merci Beaucoup, Madame Isabelle Charleux, pour votre temps et votre point de vue expert.